Stigmata Doloris 2008
Lost.
C’était une fille du nord, une « chti », une fille d’un pays de filatures et de bonneteries.
Il y a de cela trente ans, elle en avait dix-huit, un boulot, un amant, des amis...
Un samedi soir, une virée qui tourne mal, une voiture qui s’immobilise sur un passage à niveau, un train qui passe, happe la voiture et qui éparpille les corps au hasard.
Pas de tués, mais des blessés, graves...et un corps tout frêle qui se plonge dans un long sommeil.
Les mois passent, les corps de l’amant et des amis se réparent, elle est bien loin dans son long sommeil...
Les mois passent, l’amant a jeté le gant, les amis sont partis et la famille se déchire pour savoir qui est responsable.
Les mois passent, le petit corps tout frêle remue dans un lit de fer, une vaste bâtisse aux murs recouverts de carrelage beige.
Le verdict est là...coma prolongé avec lésions irréversibles du cerveau.
Elle se souvient, elle se souvient de ses projets, de son amant, de ses sorties à la frontière où ils boivent un picon-bière ensemble en construisant un avenir.
Elle se souvient mais n’a plus aucun droit, sur son corps, sur son passé, sur le présent.
La famille se détache de ce fardeau, elle se fait oublier dans ces instituts, mouroirs et autres succédanés...
On ne parle pas de ces choses là.
Le temps passe, elle arrive chez nous, s’installe...
Parfois elle se rappelle, elle nous raconte, parfois sa mémoire défaille et elle oublie.
Le temps passe, elle se fond dans la population de l’institution, elle se fond comme les autres traumatisés de la route, ceux dont une partie de l’esprit est resté un jour dans un fossé, dans l’épave tordue d’une voiture.
Nous, on oublie aussi ses origines, elle se fond dans cette population « pas de chance », ceux dont une partie de l’esprit est resté un jour dans le monde de l’enfance, de l’immaturité.
On ne parle plus de ces choses là.
Et puis la santé défaille doucement, l’esprit commence a mourir aussi, lui qui a tant dormi...
Et puis, elle s’éteint, en silence pour un long sommeil qui sera définitif, cette fois-ci.
Voilà...
Tout cela pour nous, me, rappeler que si la frontière entre réel et virtuel est parfois mince, celle entre la « normalité » et « l’anormalité » l’est encore plus.
Un jour on est, le lendemain on n’est plus...
On parle souvent des traumatismes physiques de la route, on pointe du doigt les progrès de la médecine, on en fait même une série télévisée à succès...
Mais on oublie tout ceux qui un jour ont perdu une partie de leurs rêves sur un bord de route.
On ne parle pas de ces choses là car cela fait souvent appel à nos instincts primitifs, ceux du clan qui abandonne le petit être trop faible, comme cela était monnaie courante il y a trente ans.
Ils existent pas milliers ces oubliés, ces esprits perdus, ils sont très bien caché...
Vous en côtoyez parfois au hasard de vos sorties, ces « futurs » architectes, médecins, employés, ouvriers, artisans, parents...qui ne le seront jamais.
C’était une fille du nord, une « chti », une fille d’un pays de filatures et de bonneteries.
Texte publié en son temps sur le forum de Discipline Domestique.
Je le réédite car il s'inscrit dans "l'humeur du jour", dans mon quotidien aussi, celui ou le Loup troque son pelage contre une "blouse blanche".
Un billet d'humeur qui reste au final assez constant, le "massacre" continue depuis des décennies mais nul ne parle de ces laissés pour compte.
Une réalité qui nous dérange là ou "paraître" semble toujours plus important "qu'être".