Stigmata Doloris 2008
« Comme le YING et le YANG ces deux caractères IN-JU ont un sens double et opposé.
INJU peut signifier: la bête tapie dans l’ombre qui attend de bondir sur sa proie.
Mais INJU peut aussi signifier: la bête endormie à l’intérieur de soi qui attend de se réveiller. »
Au hasard de mes déambulations, je suis donc tombé sur la bande annonce du dernier film de Barbet Schroeder qui sort en ce début de mois de septembre sur les grands écrans francophones.
D’office, cette bande annonce "alléchante", m’a donné envie d’en savoir plus et sur le film, et sur le sujet abordé.
« Un écrivain de polars débarque au Japon pour faire la promotion de son dernier livre avec une idée derrière la tête :
rencontrer son écrivain culte, son modèle : Shundei Oe, auteur à succès que personne n'a jamais vu, pas même son éditeur.
Alex Fayard est très marqué par l’oeuvre et le succès de Shundei Oe.
Il est si fasciné qu’il commence par écrire des livres à la manière de Shundei Oe, mais il dénature l’original, et le rend plus mièvre pour atteindre la reconnaissance internationale. C’est donc un peu un usurpateur qui débarque au Japon, aveuglé par son assurance d’écrivain et son arrogance d’Occidental.
Alex Fayard compte sur la seule arme qu'il possède pour le provoquer et ainsi le rencontrer : les ventes de son livre au Japon
ont dépassé celles du dernier livre de Shundei Oe, il espère donc le faire sortir de l'ombre.
Aussitôt arrivé à Kyoto, la ville où habite Shundei Oe, Alex Fayard est pris en main par son éditeur avec qui il se lie d'amitié.
Les messages de menace de Shundei Oe, entre rêve et réalité, ne tardent pas à arriver, comme ce coup de fil sur le plateau d'une émission de télé japonaise ou ces cauchemars récurrents, la teneur est toujours la même : qu'il rentre à Paris!
A l'occasion d'une invitation dans une maison de thé, Alex est subjugué par la danse de Tamao, une geiko…
Les dés sont jetés, l'écrivain va revoir rapidement la geiko qui lui demande de l'aide, sous prétexte qu'il est devenu le spécialiste mondial des écrits de Shundei Oe sur lequel il a écrit une thèse.
Tamao lui raconte alors son passé : orpheline, ayant été recueillie à l'âge de onze ans dans une maison de geishas où elle a été formée au métier, elle a éconduit un jeune homme qui voulait l'épouser...
Aujourd'hui, celui-ci, qu'elle n'a plus revu depuis quinze ans mais qu'elle soupçonne d'avoir quelque chose à voir avec Shundei Oe, vient de se manifester par une lettre de menaces en apprenant, elle ignore comment, que Tamao est à présent enceinte d'un de ses clients, un homme puissant et cruel… »
"Inju" 2008 Barbet Schroeder
"Inju" 2008 Barbet Schroeder
"Inju" 2008 Barbet Schroeder
Barbet Schroeder, documentariste dans l'âme, outre ses films documentaires purs comme "Idi Amin Dada" ou récemment "L'Avocat de la terreur", était connu dans les années 70 pour injecter, greffer, dans ses films de fiction, des passages entiers documentaires (les impressionnantes scènes de transe dans "La Vallée", par exemple, sont des cérémonies réelles avec des acteurs mêlés aux autochtones), voir engager des professionnels (pratiquants SM vrais acteurs et conseillers sur "Maîtresse").
Il ne rompt pas avec cette « pratique » en incluant dans Inju et dès le début, un film japonisant en diable, adapté d'un roman de Shundei Oe.
Ce film qu’Alex Fayard montre dans une fac à des étudiants sert donc de « prologue » et plonge le spectateur dans un univers bien différent de nos propres critères occidentaux.
Après la projection du film japonais, Benoit Magimel/Alex Fayard, fait à l'assistance dans l'amphi, depuis son estrade, la démonstration des ingrédients du succès de Shundei Oe : sexe, violence et absence totale de morale.
Cette démonstration est le prémice du voyage destiné à promouvoir "Les yeux noirs"", le roman d'Alex Fayard écrit "à la façon
de...".
Allant plus loin dans ma recherche, et au vu des articles diffusés ici et là, j’ai donc découvert que Barbet Schroeder s’était vu offert en 2003 par Raoul Ruiz, Inju d’Edogawa Ranpo.
Barbet Schroeder a trouvé le roman effectivement fascinant mais cette histoire de rivalité entre écrivains japonais lui avait semblé trop difficile à adapter alors.
Quelques années plus tard, il reçoit un scénario, intitulé également Inju, écrit par Jean-Armand Bougrelle, un français expatrié au Japon.
Bougrelle avait eu l’idée décisive que l’un des deux romanciers rivaux soit un étranger, un français spécialiste de l’oeuvre de Shundei Oe, un avatar de Ranpo lui-même.
Du coup, tout devenait beaucoup plus fort d’un point de vue dramatique.
L’écrivain étranger qui vient sur le territoire de son idole pour le provoquer et le narguer : Barbet Schroeder tenait là un thème vraiment intéressant.
Mais qui est donc Edogawa Ranpo dont on parle ici et là et qui a inspiré Schroeder pour ce long métrage.
Edogawa Ranpo, de son vrai nom Hirai Tarô, est né à Nabari (proche d'Ise) en 1894.
Il choisit le nom d'Edogawa Ranpo ("Flânerie au bord du fleuve Edo") pour sa ressemblance avec un auteur qu'il admire : Edgar Poe.
Jusqu'au milieu des années 1930, il écrit des nouvelles et des romans policiers mâtinés de fantastique plus ou moins macabre et pervers dans lesquels le sadisme côtoie le masochisme, avec toujours des relents de sensualité.
Comme Edgar Poe, il est très intéressé par la logique (un peu à la manière du Scarabée d'Or de Poe, comme dans La pièce de deux sen) et en même temps par les psychologies tordues (La Chambre Rouge, à rapprocher peut-être du Démon de la Perversité de Poe) ou parfois même plus (La Chenille, brillant concentré de fétichisme, sadisme, masochisme, etc.).
Puis il se tourne vers la littérature enfantine (mais néanmoins policière), genre dans lequel il aura moins de problèmes avec la censure.
Après la guerre, il a créé un prix qui porte son nom et qui est une des références actuelles dans le domaine du thriller au Japon.
Edogawa Ranpo est considéré à juste titre comme le maitre absolu de la littérature du genre au pays du Soleil levant.
Bon nombre des protagonistes d’Edogawa Ranpo se caractérisent par leur côté impitoyable et agissent par intelligence ou perversion plutôt que par démence, cupidité ou soif de vengeance, contrairement à leurs homologues occidentaux.
Il émane de ses histoires quelque chose de plus étrange.
Certaines d’entre elles commencent comme un simple récit à suspense pour ensuite faire une incursion dans les méandres de la perversité sexuelle.
En cela, Ranpo fut en avance sur son temps.
À la différence de ceux de Poe, les personnages de Ranpo ne sont pas rongés outre mesure par la culpabilité de leurs sombres agissements.
Ils les accomplissent plutôt avec délectation, quitte à devoir pour cela être confrontés aux horreurs de l’enfer.
Mais ce qui marque le plus, c’est l’étrangeté sexuelle.
Difficile d’oublier une histoire comme celle de La Chenille, dans laquelle une femme découvre un plaisir sensuel neuf dans le fait de
harceler et tourmenter son mari revenu difforme de la guerre, horriblement mutilé de tous ses membres.
Un de ses récits les plus inoubliables, La Chaise humaine, met en scène un homme d’une laideur extrême qui fabrique un fauteuil dans lequel il peut
se dissimuler.
Son but premier est de pénétrer chez des gens riches pour les voler et, caché dans son fauteuil, contempler les policiers se démener pour trouver le cambrioleur.
Mais peu à peu, l’homme trouve un plaisir sensuel dans le fait que des femmes de toutes sortes et de toutes les tailles s’assoient sur lui.
Il finit par tomber amoureux de l’une d’elles qui, ayant racheté le fauteuil, passe des heures assise sur lui chaque soir.
Il émane de cette histoire une sensualité quelque peu nauséeuse, dont on n’imagine pas qu’un écrivain occidental d’avant le milieu des
années 60 ait pu avoir l’audace de s’approcher. (Mark Schreiber)
Les thèmes de la déviance et du sado-masochisme sont au cœur de La Proie et l’ombre (Inju), une histoire qui s’inscrit au plus fort de la période la plus baroque de Ranpo, publiée pour la
première fois sous forme de feuilleton entre août et octobre 1928.
Ce récit d’identités secrètes, de sexualité violente et de sombres crimes est aux antipodes des histoires raffinées de détective qui étaient alors en vogue dans la littérature anglaise.
Il soutient la comparaison avec le roman à sensation et à épisodes américain (ou pulp fiction), genre qui a mené au traditionnel roman policier moderne à l’américaine.
On peut aussi le rapprocher des heures les plus extravagantes du film noir.
Inju reprend toutefois les thèmes classiques du roman populaire japonais, qui tirent leurs origines des romans illustrés et des récits à scandale à grande diffusion de l’époque Edo (1600–1868).
La grande contribution de Ranpo a été de combiner ce courant de la littérature japonaise avec des styles et atmosphères importés
d’Europe, d’Oscar Wilde et Maurice Maeterlinck, mais également inspirés de ses propres contemporains spécialistes du pulp américain ou des romans anglais.
(Brian Stableford)
Edogawa Ranpo est mort en 1965.
De son œuvre prolifique, il existe quelques recueils et livres traduits en français :
Titre : La Chambre rouge
Traduit par : Jean-Christian Bouvier
Edité par : Picquier
Date(s) d'origine : de 1923 à 1929
Le recueil « La Chambre rouge » regroupe les nouvelles suivantes :
La Chenille
La Chaise humaine
Deux vie gâchées
La Chambre rouge
La Pièce de deux sen
Un homme mutilé aux prises avec les perversions de sa femme, une "chaise humaine" prodiguant caresses et sueurs froides à ses victimes, des confessions criminelles dans une "chambre rouge", une intrigue machiavélique autour d'une "pièce de deux sen"...
On retrouvera dans ces cinq récits - les plus célèbres de Ranpo Edogawa - la même atmosphère et le même goût pour les mises en scène fantastiques et obsessionnelles que dans La proie et l'ombre : une logique implacable qui fait du crime une voie esthétique, où s'entremêlent perversions sexuelles, cruauté raffinée, manies et délires mentaux.
Titre : La Proie et l'ombre (Inju)
Traduit par : Jean-Christian Bouvier
Edité par : Picquier
Date(s) d'origine : 1925 et 1928
Dans ce roman très célèbre, subtil jeu de miroirs où le narrateur, Ranpo Edogawa lui-même, cherche à élucider un meurtre commis par un autre auteur de littérature policière, on retrouve - comme dans tous ses romans - cette curieuse alchimie entre une intrigue rigoureuse et une narration envoûtante, dans des mises en scène fantastiques et obsessionnelles (fétichisme, voyeurisme, sadisme et perversions sexuelles) : " Sous sa nuque, le col évasé de son kimono m'offrait une vue plongeante jusque dans le creux de ses reins : les violentes zébrures qui balafraient sa peau blanche et moite, se perdaient au plus profond de l'échancrure. Toute son élégance avait disparu et il émanait d'elle une étrange impression d'obscénité qui me subjuguait ".
Titre : L'Enfer des miroirs, dans Anthologie de nouvelles japonaises tome I
Traduit par : Cécile Sakai
Edité par : Picquier
Date(s) d'origine : 1926
Une nouvelle... mais je n'ai pas réussi à trouver ou en faire une synthèse.
Titre : L'île-panorama
Traduit par : Rose-Marie Makino-Fayolle
Edité par : Picquier
Date(s) d'origine : de 1926 à 1927
"A cet instant précis, une gigantesque corolle dorée troua nettement le velours noir du ciel, et le jardin fleuri, la source chaude, les deux corps enchevêtrés furent noyés sous une cascade de poussière d'or. Le visage blafard de Chiyoko, avec son filet de sang aussi brillant que la laque rouge, était désormais empreint d'une beauté tranquille."
Pour réaliser un rêve fabuleux, un étudiant, passionné par les oeuvres d'Edgar Poe, entreprend la construction d'une île idéale conforme à son imagination : usurpation d'identité, assassinat, délires mentaux, mystifications et mises en scène fantastiques nous entraînent dans un monde étrange et merveilleux, un paradis sur terre qui pourrait bien s'appeler aussi l'enfer.
Pour s'en faire une idée, le lecteur devrait sans doute puiser dans ses cauchemars les plus extravagants, les plus cruels, mais aussi les plus beaux.
Titre : Mirage
Traduit par : Karine Chesneau
Edité par : Picquier
Date(s) d'origine : 1929
Le recueil « Mirage » regroupe les nouvelles suivantes :
Mirage
Vermine
« Ses cheveux dénoués se tortillaient pareils à d'innombrables serpents enchevêtrés, son corps débarrassé de son kimono brillait d'un rose aveuglant, les membres à la peau de satin s'agitaient dans le vide.
C'était au-dessus de ses forces, et Masaki se mettait à grelotter, incapable de supporter ce spectacle brutal. »
A Tokyo, dans une vieille maison, un misanthrope excentrique et pervers fasciné par une célèbre actrice vit, comme dans un cauchemar, une effroyable descente aux enfers qui fera de lui un criminel.
A bord d'un train, un énigmatique voyageur raconte à son voisin de rencontre l'histoire du tableau qu'il transporte et dont les personnages sont "vivants".
Titre : La Bête aveugle
Traduit par : Rose-Marie Makino-Fayolle
Edité par : Picquier
Date(s) d'origine : 1931
Il y avait quelque chose de troublant à vous donner le frisson que de voir un homme, ne disposant que du toucher, admirer la statue nue de la femme qu'il aime.
Ses cinq doigts, menaçants comme les pattes d'une araignée, rampaient à la surface du marbre poli. L'homme s'attarda longtemps sur les lèvres semblables à des pétales de fleur.
Puis les paumes caressèrent le reste du corps, la poitrine... le ventre... les cuisses...
Un masseur aveugle, fasciné par la perfection du corps féminin, entraîne ses victimes de rencontre dans des mises en scène cruelles et perverses où les plaisirs sensuels et les amours troubles deviennent très vite des jeux douloureux.
Caresses raffinées pour les plaisirs extravagants d'un esthète qui célébrerait l'art dans un monde de beauté purement tactile.
Titre : Le Lézard noir
Traduit par : Rose-Marie Makino-Fayolle
Edité par : Picquier
Date(s) d'origine : 1934
Une célèbre enquête de Kogoro Akechi par le fondateur de la littérature policière japonaise : un cambriolage rocambolesque lancera le détective dans une course poursuite extraordinaire, sur la piste d'une femme fatale et sans scrupules surnommée "Lézard noir".
Un enlèvement réussi et des travestissements déconcertants mettront à mal sa perspicacité et conduiront le lecteur dans un labyrinthe secret et inattendu, jusqu'à un musée extravagant.
Ce film m'a donc tout au moins pour l'instant fait découvrir un auteur relativement méconnu par le public occidental...
Quant à savoir si le récit développé par Barbet Schroeder est à la hauteur, quelques critiques fusent ici et là, certaines l'encensant, d’autres lui faisant le reproche que tel Alex Fayard,
Schroeder a édulcoré le récit d’origine le rendant insipide voire indigeste et confus.
Je suis donc allé voir ce film avec déjà certaines craintes dûes justement à ces critiques...
Et bien, j'ai été "bluffé", là ou effectivement on parlait de scénario édulcoré, d'histoire poussive, il y a du rythme, une montée en puissance au fur et à mesures que les éléments se
mettent en place et que ce jeune écrivain, un peu trop sûr de lui, essaie de dénouer le fil d'une intrigue que Shundei Oe met en place telle une toile d'araignée.
Ici et là, des références à l'oeuvre de Ranpo sont visibles pour un oeil averti que ce soit la séquence du "fauteuil d'avion" dans lequel on peut deviner la présence d'un Shundei Oe (la chaise
humaine), un scarabé qui décore la façade de l'immeuble de Mingo, l'amant yakusa de Tamao (référence au "Scarabé d'or" d'Edgar Allan Poe...).
Je n'irais pas plus loin au risque de dénouer l'intrigue mais le récit se tient...même si les quelques images, esthètiques, qui concerne l'univers de "souffrance" et autres plaisirs ne sont
que parcimonieusement distillées, laissant plus le choix au spectateur de jouer avec sa propre imagination.
A vous de juger…